Abstract « Démocratie ? » version française et anglaise

"Démocratie" expose une conclusion pratique aux deux premiers ouvrages publiés "Liberté et Égalité". Ces derniers abordaient les conditions de possibilité d’une liberté authentique par le savoir adéquat ("Liberté") et l’unité substantielle des modes spinoziens comme fondement logique certain des formes sociales de l’égalité entre humains ("Égalité").

« Démocratie ? »  aborde l’avenir de la démocratie dont il constate la grande fragilité des institutions confrontées aux défis du futur. Défis commensurables à l’écosystème terrestre global et à sa complexité exponentielle. Les humains s’y retrouvent désorientés par une rupture abyssale entre nature, science et société et au repli de cette dernière sur des nationalismes et des particularismes fermés. En Occident, tant les individus que les nations cherchent éperdument à conserver en propre les valeurs et les concepts qui avaient assuré à l’homme d’être « la mesure de toute chose ». En dépit du fait qu’aujourd’hui la complexité leur prescrit « l’incertitude comme accompagnatrice la plus fiable du savoir » (Finetti).

En dépit aussi de toutes les idéologies du passé qui restent indigentes à se mesurer à une telle complexité du fait même qu’elles imposent des certitudes de plus en plus simplificatrices qui ne peuvent à terme que conduire à une dangereuse impéritie, marchepied des tyrannies. Plutôt que de s’épuiser à amender cas par cas les institutions et leurs modes de fonctionnement, la priorité est ici de s’atteler à réformer globalement « l’idéal du débat public » tel qu’en appelle Amartya Sen. Seule une recherche prioritaire des modes de délibération constructive à tous les niveaux de la société — peuples et institutions — peut faire vivre et grandir une démocratie viable.

La notion de vérité unique doit en être résolument écartée. Cette conception détermine toute politique à s’essouffler dans la lice des combats d’opinions (agon/logon). Aujourd’hui en effet, les institutions démocratiques fonctionnent par défaut comme synthèse forcée des divergences, sous les couleurs de la vérité du moment et risquent toujours de déchoir en tyrannie. Derechef ici, quelques concepts spinoziens — adaptés au temps présent — servent à guider une exploration de l’humain au troisième millénaire, sa société et son environnement le plus global possible, sans rester prisonnier des ontologies dualistes, de l’anthropocentrisme et de la rupture entre science et société.

En bref, la recherche de la meilleure concordance entre toutes les ressources — celles de la diversité humaine, celles du vivant et celles de tout l’environnement —, sans en exclure aucune dans un écosystème global, refonde la cité en y assurant la meilleure convergence possible entre macropolitique et micropolitique. Sur ce fond, l’idéal de la délibération publique fait nécessairement prévaloir la concordance sur la contention.

« Ce chemin excessivement ardu sera-t-il parcouru par homo sapiens ou non, sera-t-il parcouru par d’autres, ici ou ailleurs ? L’univers est si vaste, si riche en milliards de réservoirs de la vie ! Il offre tant de paysages où peuvent s’insérer tant de possibles ! » Nul ne sait.

Mais ne pas s’y essayer précipite notre destin menacé de naufrage dans les tourbillons de ce Chaos primordial dont la majuscule ne reflète en dernière analyse que notre propre angoisse face à l’inconnu ! Angoisse que nous avons vainement conjurée en élevant les murs de la non-contradiction et en préférant la mesure à la vie.

Une telle réforme navigue au long cours. Elle se démarque de l’impatience révolutionnaire. « Or, l’impatience est gravée au front de la culture occidentale. Le héros affronte directement les difficultés et les dangers, le savant affronte le champ du savoir et y impose la raison suffisante, car tout serait possible à l’humain mesure de toutes choses. Et si cela ne marche pas, on rebat les cartes, on révolutionne pour refaire précipitamment les mêmes erreurs à partir des mêmes prémisses… »

La patience est un maitre-mot de cet essai qui conclut que la réforme nécessaire de l’esprit commence impérieusement par la rencontre des grandes cultures du monde. Une rencontre où d’emblée la synthèse n’est pas privilégiée, mais l’analyse croisée et patiente des intervalles — intervalles des langues/pensées, des histoires, des cultures, des arts et des cœurs — en vue de la meilleure concordance possible. Pas l’unisson à tout prix, mais un riche contrepoint toujours inachevé. Pas à pas, dans la poussière du chemin, vers la prévalence de la concordance sur la contention.

L’illustration de la première page en évoque le propos. À la fois l’humain, son environnement et leur convergence première… Deux foules de taches colorées baignées dans une lumière d’Afrique ; l’une, en haut, constituée du feuillage bien embranché d’un grand arbre ; l’autre, en bas, d’humains réunis sous la frondaison, cherchant à converger sous son abri de fraicheur et de rythmes lents, en vue de prendre le temps de faire mieux concorder leurs vies. Un arbre à palabre, direz-vous ? Oui, mais alors il faut le dire avec une extrême déférence pour cette première ébauche de démoarchie qui, spontanément, a ignoré la polémique des agoras et la compétition des individus, en privilégiant la patience végétale en vue d’apaiser la fébrilité des débats.

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"Democracy ?" sets out a practical conclusion to the first two works published before. The latter addressed conditions for the possibility of authentic freedom through adequate knowledge (Liberty) and the substantial unity of Spinozian modes as a certain (apodictic) foundation of social forms of equality between humans (Equality). It addresses the future of democracy and notes the great fragility of the institutions facing challenges of the future.

Challenges commensurate with the global terrestrial ecosystem and its exponential complexity. Humans find themselves disoriented by an abysmal rupture between nature, science and society and the latter's regress into closed nationalisms and particularisms. Both individuals and nations are desperate to hold on to the values and concepts that have made man "the measure of all things" (Protagoras). Despite the fact that today complexity prescribes "uncertainty as the most reliable companion of knowledge" (Finetti).

Despite also ideologies which remain destitute of measuring themselves against such complexity by the very fact that they increasingly impose simplifying certainties which can only lead to a dangerous incapacity, the steppingstone of tyrannies. Rather than exhausting oneself in amending institutions and their modes of operation on a case-by-case basis, the priority here is to undertake a comprehensive reform of the "ideal of public debate".

Only a priority search for methods of constructive deliberation at all levels of society - peoples and institutions - can make a viable democracy live and grow. The notion of single truth must be resolutely set aside. This conception determines any policy to run out of steam in the battle of opinions (agon / logon). Today, in fact, democratic institutions function by default as a forced synthesis of divergences, under the colors of the truth of the moment and always risk to fall into tyranny.

Some Spinozian concepts - adapted to the present time - serve to guide an exploration of the human in the third millennium, his society and his environment as global as possible, without remaining trapped in dualist ontologies, anthropocentrism and rupture between science and society. In short, the search for best concordance between all resources - those of human diversity, those of living things and those of entire environment -, without excluding any in a global ecosystem, reshapes the city by ensuring better convergence between macropolitics and micropolitics.

Against this background, the ideal of public deliberation necessarily makes concordance prevail over polemic. "Will this exceedingly arduous path be travelled by homo sapiens or not, will it be followed by others, here or elsewhere? The universe is so vast, so rich in billions of reservoirs of life! It offers so many landscapes where so many possibilities can be inserted! " No one knows. But not to try may precipitate us in the maelstrom of primordial Chaos whose capital letter only reflects our own anguish in the face of unknown! Anguish that we have vainly averted by raising the walls of non-contradiction and by preferring measure to life.

Such a reform navigates the long haul. It sets itself apart from revolutionary impatience. “Yet impatience is etched on the forehead of Western culture. The hero directly faces the difficulties and dangers, the scientist faces the field of knowledge and imposes sufficient reason on it, for everything would be possible in human measure for all things. And if that does not work, we reshuffle cards, we revolutionize to redo hastily same mistakes from same premises…”

Patience is a key word in this essay which concludes that the necessary reform of the mind begins imperiously with the meeting of great cultures of the world. A meeting where from the start, the synthesis is not privileged, but a crossed and patient analysis of the intervals - intervals of languages / thoughts, histories, cultures, arts and hearts - with a view to the best possible concordance. Not unison at all costs, but a rich but unfinished counterpoint. Step by step, in the dust of the road, towards the prevalence of concordance on polemic.

The illustration on first page evokes this point. Both humans, their environment and their first convergence… Two crowds of colored spots bathed in an African light; one, at the top, made up of well branched foliage of a large tree; the other, below, of humans gathering under foliage, seeking to converge under its shelter of freshness and slow rhythms, in order to take time to make their lives better match. A palaver tree, you will say. Yes, but then it must be said with extreme deference to this first draft of demoarchy which spontaneously disregard the quarrels of agoras and the competition of individuals, favoring vegetal patience in order to appease too feverish debates.


La lumière de Spinoza 1

Depuis la parution de « Démocratie ? », beaucoup de questions m’ont été posées quant à la nécessité – ou l’épreuve – de devoir passer par un exposé philosophique aussi exigeant pour exposer la possibilité d’une réforme de nos modes de délibérations démocratiques. Lire la recette ne pourrait-elle pas suffire, sans aller jusqu’à la structure savante des ingrédients ?

Je reste profondément convaincu que l’effort est indispensable. J’adhère autant que possible à l’injonction de Spinoza qui conclut l’Éthique : « Si maintenant la voie que j’ai montrée qu’elle conduit jusque-là (la satisfaction intérieure) parait bien ardue, il est possible pourtant de la découvrir. Et il faut bien que soit ardu ce qui est si rarement trouvé. Car si le salut était à portée de la main et pouvait se trouver sans grande peine, comment pourrait-il se faire que tous ou presque le négligent ? Mais tout ce qui est excellent est aussi difficile que rare. »

Je reconnais l’anachronisme de l’injonction. Tant l’enseignement général que le monde de la communication rivalisent aujourd’hui à la course à l’information la plus digeste et la plus attractive pour des « dauphins » peu ou prou décérébrés. Les réseaux sociaux offrent à ces derniers la paresse du laconisme, grâce aux « émoticônes » ou aux éructations télégraphiques mal torchées.

En ce sens, il est dérisoire de se contenter de deviser de recettes, qui seraient éventuellement plus digestes, selon les gouts variés et les modes changeantes, comme tout ce qui s’écrit de docte à l’usage du grand nombre, à condition de bien se vendre sur les étals des supermarchés et aussi des libraires chez qui une certaine respectabilité est assurée par la proximité de l’authentique littérature… Mais, il n’y a là que pléthore de petits traités du bienêtre, de médecines du corps et du moi, de philosophailleries à propos de l’individu rêvant en coterie d’un universalisme à sa seule mesure… Le marché y a vu une belle opportunité de tirages.

1) La philosophie, comme la vraie littérature et les sciences, est exigeante à produire. Les grands philosophes ne sont jamais d’accès facile. Leur vocabulaire n’est en rien populaire. Il est souvent hérité de celui des anciens classiques, grecs et latins. Au cours du tortueux processus de la philosophie occidentale, les mêmes mots ont été utilisés pour dire des choses très différentes. À cette polysémie dérangeante, je ne pense pas qu’il faille ajouter ce que Montaigne appelait déjà en son temps la confusion du « jargon de galimatias, des propos sans suite, des tissus de pièces rapportées » dont témoigne le langage actuel. Lorsqu’une fragrance devient infinie, une rock star éternelle, l’explication d’un pan du réel une ontologie ; et où surtout les jargons de la publicité et de la propagande dominent à ce point… Donc, il faut impérativement définir le plus univoquement possible les mots en fonction du contexte.

Spinoza reprend la terminologie des scolastiques (toujours dominants à son époque) et celle de Descartes qui, tout en déboulonnant les scolastiques, a continué de parler leur langue. Spinoza s’intéresse surtout à leurs concepts fondamentaux (ceux des scolastiques arabes, hébreux et chrétiens). Il en extrait toujours le sens le plus rigoureux. Il montre par-là l’usage très approximatif des mots-clés par les philosophes traditionnels, qui a mené à l’aval de déviations imaginaires justifiant surtout des positions théologiques (création, transcendance, dualisme, sujet, libre arbitre…

En revanche, les mots ne sont pour lui que des instruments imparfaits, mais pour être lu, il écrit dans le latin scolastique commun en son temps. En essayant de le relire aujourd’hui, cette concession n’est plus utile. Surtout après les philosophies des XVIIIe et XIXe siècles, celles de Kant et Hegel qui en ont réduit la portée métaphysique et au XXe le courant postmoderniste et déconstructiviste qui ont laissé libre cours à la polysémie. Pour « Démocratie », j’ai donc voulu – autant que possible – convenir d’un sens unique pour quelques mots-clés. Par exemple, et le plus important pour moi, « être » versus « exister » (pages 15 à 20). Leur univocité m’y est indispensable, tout en se rappelant que les mots ne sont que des instruments conventionnels pour communiquer, pas des incantations magiques.

2) Toutefois le plus important est de bien comprendre pourquoi il faut en passer par cette épreuve pour aborder sérieusement un sujet comme la démocratie, c’est dire d’un mode de fonctionnement concret de la société humaine et de sa politique. La démocratie, telle qu’on l’entend généralement, est née en Europe. Ses fondements se dissimulent sous les atavismes profonds de sa préhistoire particulière. Ils sont aujourd’hui très occultés. Ce sont les rationalisations postérieures qui les avalisent au nom d’un universalisme autoproclamé. Ce processus d’autoproclamation s’entend de toute la culture européenne, dont la philosophie traditionnelle porte l’aval. Or, très peu de philosophes requestionnent les fondements vraiment initiaux de leur perception des choses. Ils tiennent pour « allant de soi » certaines conceptions dont les atavismes culturels sont simplement occultés. Par exemple, lorsqu’ils veulent creuser leurs propres prémisses, ils remontent jusqu’aux présocratiques grecs (Ioniens ou Éléates), mais ne peuvent les lire qu’à travers les doxographes (les penseurs plus tardifs qui les citent) et souvent directement en adoptant la lecture critique d’Aristote. Ils n’interrogent qu’exceptionnellement le terreau primitif où ils ont germé. Ils questionnent le monde, mais de quel monde s’agit-il ? Quelles furent les premières clés d’interprétation qu’ils ont choisies parmi beaucoup de possibles.

La grande question de Pascal, « Moïse ou la Chine ? », ouvre ainsi un choix qui désempare le parti pris de l’esprit occidental qui lie à la fois toute rationalité à la mesure grecque et à la lecture grecque d’une « transcendance » hébraïque. Même lorsqu’il s’agit des laïcisations de la vision chrétienne du monde par les idéologies modernes, libérales ou collectivistes. Même si, pour ces dernières, pour la plupart, l’occultation est complète. 


La lumière de Spinoza 2 (suite)

J’ai trouvé chez Spinoza un écart similaire à celui de la Chine, mais moins radical et surtout moins abyssal. La culture chinoise est profondément liée au génie de son expression écrite, aux caractères. Il est pratiquement impossible de l’utiliser comme contrepoint de la culture occidentale, sans apprendre exhaustivement sa langue écrite classique (le dictionnaire Kāngxī Zídiǎn contient près de 50 000 caractères). À défaut, la polyphonie est manquée, il ne reste qu’un unisson appauvri dans différents registres de la voix occidentale. François Jullien a bien traité la question. À la fois philosophe, helléniste et sinologue, avait assimilé le chinois classique au point qu’il a pu mettre en parallèle les deux cultures depuis leurs fondements, non pas pour les comparer et décider de la meilleure, mais permettre – surtout aux Occidentaux – de réinterroger leurs propres prémisses et éventuellement remettre en route leurs questions initiales. Celles qui vont de soi depuis si longtemps et dont l’oubli a aujourd’hui fini par renvoyer la philosophie au cabinet des curiosités et creuser l’incompréhension entre culture et science (ou entre nature et société).

La formation initialement hébraïque et ensuite latine de Spinoza l’a positionné entre des parallèles moins distantes que celles de « l’Europe ou la Chine ». Il permet aussi, je crois, de remettre en question nos prémisses « allant de soi ». Non pas pour nécessairement les remplacer, mais aussi pour les remettre en lumière et les repenser.

En très bref rappel !

Si les scolastiques et Aristote avant eux définissent la substance comme étant cause de soi, Spinoza commence par établir qu’en toute logique ce qui est cause de soi ne peut être qu’unique, infini et éternel (de cette éternité qui ne dure pas – voir "Liberté" – le temps ne constituant qu’un cadre de perception propre aux intelligences finies existantes). S’il y avait plusieurs causes de soi distinctes, leur différence déterminerait une limitation entre elles, une négation donc (celle-ci n’est pas celle-là) ! Il n’y a donc qu’une substance qui est infiniment infinie.

Des intelligences finies, tels les humains (corps/mental), peuvent l’appeler Dieu, la Nature ou l’Être… ou comme quiconque le voudra ! De toute manière, elles ne peuvent en connaitre que des modes singuliers (finis). L’infinité de la « substance » implique l’infinité de ses définitions (attributs). Seulement deux, trois ou des myriades la dé-finiraient en quelque sorte et donc la borneraient. Elle ne serait donc plus infiniment infinie, mais d’une infinité imaginaire. En revanche, l’infinité en leur genre des définitions – qui ne sont pas distinctes en nature de ce qu’elles définissent – se module d’une infinité de manières (les modes). La teneur de ce tout est le réel dans sa totalité, son unicité et son éternité. Il est absolument positif, effectif et d’un seul tenant. Cette teneur est immanente à tout le réel, son infinité est aussi présente dans la totalité que dans le moindre mode qui l’affirme.

Les modes finis de la nature que nous (corps/mental) pouvons connaitre au cours de notre existence sont tous des modes (affirmations) finis et singuliers de la seule définition de l’étendue, « affirmant » son mode infini immédiat de « repos ou de mouvement » (places et déplacements – en quelque sorte ce que la science nomme au niveau médiat « positions et trajectoires »). En effet, le mode infini médiat de l’étendue assume tout l’univers (ou on dirait probablement aujourd’hui les univers ou pour certains le multivers). En revanche, les modes finis sont tous des corps singuliers (donc finis). Par exemple, on pourrait dire que l’espace/temps de notre univers est un corps singulier (un très grand individu qui résulte de l’interaction de l’ensemble des masses qui composent l’univers) ou que telle galaxie l’est aussi en plus petit ou telle étoile ou telle planète ou aussi que tel vivant ou tel atome ou que telle particule dite élémentaire l’est (un très petit individu). L’éventuel élément non composé – tel l’atome grec – reste une pure singularité imaginable. Elle figure la teneur égale de toutes les choses singulières qui sont des modes éternels de la substance. Pour autant, elle ne constitue pas un individu et par définition, sa singularité reste inconnaissable.

La notion spinozienne d’individu est nécessairement relationnelle, c’est-à-dire qu’elle résulte de rapports de composition intrinsèques et extrinsèques au cours l’existence. L’individu – et c’est aussi le cas du sujet individuel humain – n’existe pas par lui-même. Il résulte de la rencontre de beaucoup de choses singulières « qui s’accordent conjoncturellement quant à leur existence » (Pierre Macherey – Hegel ou Spinoza – page 216, je souligne). Cette conjoncture existentielle n’implique rien quant à la nature des modes. Ceux-ci restent éternellement la modification singulière qu’ils sont en l’infiniment infini. Pour nous, ils attestent de la plénitude effective et positive de l’Être infini, qui à défaut nous paraitrait Néant. Pour les choses singulières étendues, ce caractère conjecturel marque toute la concaténation universelle qui constitue l’individu total – le « facies totius universi » qui est le mode infini médiat de l’étendue. Immédiat nous parle du naturant, médiat du naturé. Mais ce dernier ne signifie en rien une médiatisation. Il n’y a aucune transitivité entre l’infinie infinitude et ses modes. La médiatisation fait entièrement partie de l’enchainement de toutes les déterminations causales, qui font la coexistence des corps, sans aucune détermination extérieure (finalité). L’infinité du mode médiat exclut toute extériorité. La totalité des rapports extérieurs entre corps individuels reste immanente. Cette totalité infinie n’a pas d’extérieur.

Ainsi l’être est égal en tout, c’est-à-dire que la nature infinie est dans toutes ses définitions et dans tous leurs modes infinis ou finis. Il n’y a aucune hiérarchie au sein du réel, il n’y a qu’unité. Ces prémisses sont la base nécessaire et suffisante de la notion de « tenant égal » qui est le concept premier de mon travail sur la démocratie. Il se fonde sur la définition même du réel (ou de la Substance, ou de la Nature ou de Dieu ou de l’Être…). L’égalité de toutes les choses singulières existantes se fonde sur cet égal-tenant. Celui-ci est différent et libre de toutes les valeurs d’égalité qui ont résulté ou résulteront du cours des histoires des sociétés au sein de l’existence (ici ou ailleurs). Il y offre une sorte de socle éternel de l’adéquation qu’elles recherchent interminablement. Il aspire en quelque sorte leurs efforts vers un état démoarchique de plus en plus parfait, bien que cette perfection ne puisse jamais s’accomplir dans l’existence. C’est sous regard d’éternité qu’il se reflète en toutes les sociétés. Il ne leur dicte rien depuis un extérieur imaginaire. Il constitue simplement l’incontournable test de tous les efforts de formation de sociétés dans l’existence. Il ne commande donc rien en vue d’une formule unique et universelle applicable au champ de l’existence. Toute détermination transitive en est exclue par nature.

En revanche, l’intuition certaine et sereine du tenant-égal oriente notre regard vers un champ de concordance de toutes les formules qui passent son test. Le pierre de touche absolue de l’être-égal. Une telle intuition sous regard d’éternité de l’égal-tenant constitue une sorte de socle – non déterminant – de l’entendement adéquat de l’existence, c’est-à-dire de « l’enchainement de toutes les déterminations causales » qui médiatise l’existence sous regard de la durée.

Donc, elle peut indirectement susciter chaque corps /mental à rechercher de nouveaux modes de délibération qui privilégient les convergences positives plutôt que les débats entre diverses déterminations imaginaires, qui toutes impliquent diverses négations : « omnis determinatio est negatio ».

Déterminations imaginaires qui produisent dans l’existence toutes sortes de visions du monde. Les unes se les figurent selon sur une détermination transcendantale (création, émanation) qui dirige le monde résultant vers sa fin dernière. Les autres se les figurent selon sur une détermination dialectique qui fait s’enchainer affirmation, négation et synthèse en vue d’une finalisation absolue.

En revanche, l’intuition de l’égal-tenant écarte tout recours à une quelconque finalité. Toute chose singulière, existante ou non, est déjà de teneur parfaite, en ce qu’elle est un mode éternel de l’infinie infinitude, sous regard d’éternité. « En Dieu, cependant, il y a nécessairement une idée qui exprime (j’opte pour « affirme ») l’essence de tel ou tel corps, sous l’aspect d’éternité » (Éthique – pars V – prop. 22). En ce qu’elle existe au sein de l’enchainement des déterminations causales, elle ne peut qu’y fluctuer entre ce qu’elle peut le plus ou le moins, selon sa puissance et en fonction de son degré de connaissance adéquate des rapports de compositions qui font les choses.

En bref et pour en revenir au propos de « Démocratie ? », l’intuition de l’étant-égal se pose absolument, hors de tout débat. Au cours de l’existence, si elle ne détermine pas directement l’organisation et le fonctionnement des sociétés humaines, elle en constitue la pierre de touche absolue. Elle doit en écarter toute forme – nécessairement imaginaire – de puissance hiérarchique et inspirer l’idéal du débat public. Elle fonde les derniers mots du livre : « … La synthèse n’est pas privilégiée, mais l’analyse des intervalles – intervalles des langues/pensées, des cultures, des arts et des cœurs – en vue de la meilleure concordance possible. Pas l’unisson à tout prix, mais un riche contrepoint toujours inachevé. Pas à pas dans la poussière du chemin. Avec peut-être à un horizon mouvant, une nouvelle Renaissance de l’humain, animée par plus d’ententes entre toutes les choses singulières et donc par la primauté de la concordance sur la contention ? » (page 254).

À l’évidence, puisque toutes sont d’égal-tenant ! Mais l’existence humaine a été et est toujours traversée par tellement de tempêtes imaginaires ! Il ne faut surtout pas en rajouter. Toute révolution imaginée ne ferait qu’ajouter davantage de « chevaux ailés, dragons de feu et géants monstrueux » attisant l’ivresse meurtrière de l’espèce. Il faut plutôt progresser à partir du meilleur de chaque société pour en aménager la coexistence globale en vue d’une meilleure concordance inspirée par l’égal-tenant, attestation d’éternité.