« Sans âme, l’homme n’a plus de raison d’être. »

 

Entretien avec François Cheng — 28/04/2018 — La Libre Belgique

 

 

 

J’avoue comprendre ou du moins deviner ce que le poète veut exprimer et beaucoup moins ce que François Cheng exprime en empruntant le langage des philosophes. Je m’explique. Le titre de l’entretien (choisi par le poète ou par le journaliste ?) est ambigu et porteur d’un raisonnement circulaire.

 

La définition de l’âme est ambigüe. Celle de l’homme semble en rester au concept de la philosophie classique occidentale. Celle de la raison d’être en souffre doublement. C’est même là que je détecte une circularité.   

 

 À propos de l’âme, Cheng commence par critiquer le dualisme corps-esprit. Deux natures différentes composeraient l’homme ? Il le désapprouve, car il entend la dualité en termes de hiérarchie ou de domination d’une nature par rapport à l’autre. Dualité qu’en effet reflète toute l’histoire du courant majeur de la pensée occidentale depuis Parménide. Si le corps domine l’esprit, le désir du corps l’emporte tyranniquement et conduit à l’hédonisme (au sens radical du Cyrénaïsme). Si l’esprit domine le corps, c’est alors le rationalisme et tout un pan du désir (ressenti, sentiments, passions…) est étouffé, asservi à la règle de l’esprit.

 

Il faudrait donc, selon Cheng, dépasser le dualisme classique et réintroduire l’âme au sein d’une typologie ternaire (trois choses ou trois substances qui feraient l’homme). L’homme serait corps/esprit/âme. Le troisième type ne dominerait pas ; il équilibrerait l’ensemble et préviendrait la domination d’un esprit potentiellement conçu à l’instar de l’intelligence artificielle (I.A. non définie, évoquée anecdotiquement !).

 

L’âme ainsi nous sauverait-elle ainsi d’une future robotisation ? L’esprit ne serait, comme le corps qu’une mécanique. L’âme réintroduirait ainsi un curieux dualisme, « un spirituel vis-à-vis de deux matériels » !

 

On en reste à une sorte de cosmogonie qui multiplie les essences pour expliquer le monde. Valéry écrivait : « La cosmogonie est un genre littéraire d’une remarquable persistance et d’une étonnante variété, l’un des genres les plus antiques qui soient. On dirait que le monde est à peine plus âgé que l’art de faire le monde ». Je dirai l’art de l’imaginer.

 

Je comprends et adhère à ce que Cheng cherche à sauver. Sa manière me parait limitée à l’imaginaire et philosophiquement inadéquate (confuse et partielle).

 

Ma lecture de la question est différente, elle reste inspirée par Spinoza (du moins ma lecture de Spinoza, telle qu’elle est travaillée dans Liberté).

 

Toutes les choses sont des modes de la substance unique et ne sont que cela. L’homme est une chose qui partage deux des infinies qualités de la substance unique : l’étendue et la pensée. Pour la chose humaine, le mental (ou l’esprit ou l’âme…, comme on veut le dire) est la pensée du corps. Le mental n’est pas d’une autre essence, substance, nature… que le corps. Il faut bien connaitre le corps pour connaitre le mental (l’esprit, l’âme). Le corps est considérablement plus complexe qu’on imagine le connaitre, même aujourd’hui.

 

La question actuelle de l’intelligence artificielle ne pose pas en termes de compétition avec une intelligence naturelle, mais en termes de prothèse, le corps pouvant grandement se complexifier, dans les limites de l’espèce ou vers une nouvelle espèce.

 

La vision traditionnelle, tel que la reflète le titre de l’entretien, vise une image substantielle de l’homme, animal raisonnable (dualisme) ou mesure de toute chose (l’empire dans l’empire), souvent les deux. Il a été selon les scénarios imaginés : le Roi de la Création ou la fin de l’Histoire.

 

Pour Spinoza, l’homme est un mode (n’est qu’un mode) de la nature infinie (de la substance unique ou Deus seu Natura). Chaque mode en est une expression singulière. Chaque chose singulière qui existe dans la durée est composée par d’autres choses dans la chaine causale universelle.

 

Elle y est puissance d’exister (conatus) jusqu’à ce que d’autres choses ne l’absorbent ou ne la décomposent dans la durée. Ce conatus — propre à toute chose — est appétit chez les vivants. Il est désir chez les vivants doués de conscience.

 

L’homme est désir. Il s’agit du désir d’exister entre le plus haut niveau et le plus bas niveau de sa puissance. Il ne s’agit pas d’hédonisme, mais d’intensité d’exister entre le plus et le moins que l’homme puisse achever. Le plus se mesurant à son degré de connaissance adéquate des choses et à sa maitrise des passions négatives, degré qui correspond alors à son plus haut niveau de liberté. Le moins à son naufrage, parfois en survie sur le radeau de l’hédonisme (recherche du plaisir et évitement de la douleur).

 

Dans une telle perspective, les exemples soulevés par Cheng à propos de la force d’âme : le sacrifice, l’héroïsme, l’aspiration vers les autres, la communion… ne résultent pas de la force d’une âme imaginaire, sorte de nature supérieure de l’homme, mais de la liberté atteinte par la connaissance adéquate et la maitrise des passions.

 

Privé de cette âme imaginaire, l’homme ne perd pas pour autant la possibilité de communier avec Dieu. C’est en connaissant adéquatement toutes les choses singulières à sa portée (portée illimitée en pratique), dont lui-même, et en vivant avec toutes dans la plus haute maitrise individuelle et collective des passions négatives que l’homme peut aimer Dieu. Toutefois, il ne communique avec Lui autrement qu’en communiquant avec les choses singulières. Le Dieu de Spinoza ne nous parle pas. Il ne parle pas d’ailleurs — depuis une transcendance imaginaire —, mais se révèle (s’exprime) par la singularité de chacun de ses modes par laquelle chaque chose atteste en être l’expression singulière, en toute immanence. C’est cette attestation qu’on pourrait appeler, si l’on veut, la force d’âme.

 

Je souligne ici la différence radicale entre ces deux façons de poser la question.

 

La manière traditionnelle — dont Cheng se fait l’interprète en citant Platon — implique une transcendance divine. Dès lors, pour que l’homme puisse s’imaginer franchir l’infranchissable différence entre fini et infini — c’est-à-dire communiquer avec l’infini — il doit s’attribuer une part paradoxale de nature divine. Mais s'il franchit la fantasmatique limite entre fini et infini, comment ce dernier peut-il être encore infini ? Que peut bien vouloir dire cet infini partagé, sinon imaginer lézarder le continu et par conséquent seconde confondre l’éternité avec un temps linéaire sans fin ? {0, 1, 2, 3... ∞} ?

 

L’homme en arrive ainsi à se figurer à l’image de Dieu ou plus pertinemment à se fabriquer un Dieu à son image. De la cosmogonie à la gigantomachie (le combat avec l’ange) !

 

À ce niveau, l’approche spinozienne se passe de l’imagination (non pas toujours fausse, mais toujours inadéquate).

 

L’infiniment infini — Dieu autrement dit la Nature — est par définition apodictique indivisible. Sa nature — substance unique et cause de soi — se qualifie d’une infinité de manières et chaque qualité exprime une infinité de modes. Sans quoi, il ne serait pas l’infiniment infini. Chaque mode est singulier, c’est-à-dire atteste de l’infinité de son exprimant, sans transitivité, sans rupture d’immanence.

 

Depuis sa finitude existentielle, l’homme ne peut pas imaginer que l’infini lui parle personnellement. Il ne peut aimer l’infini qu’en connaissant adéquatement toutes les choses singulières qu’il peut en connaitre et leur singularité atteste de leur éternité.

 

Je sais ainsi que je suis éternel, bien que j’existe pour un temps dans la grande chaine causale, parce que comme toutes choses passant dans l’existence, je suis singulier, une expression de l’infini.

 

Ma singularité serait à ce titre ma raison d’être. Encore que, comme dans la singularité mathématique, on ne peut rien en dire de plus, le raisonnement, comme le calcul, s’arrête. Il serait peut-être préférable de dire — sans plus — que ma singularité est mon être, par contraste avec mon existence, qui commence, passe et trépasse.  

 

L’idée d’une raison d’être qui transcende l’être ouvre la scène d’un autre théâtre, parmi d’autres, où les personnages jouent à se prendre pour des dieux ou pour des porte-paroles du dieu. En fait, des raisons d’exister pour de simples modes qui s’évertuent à prétendre disposer d’une substance propre !

 

Si la singularité atteste de l’être modal des choses, elle est aussi, pour les hommes dans l’existence, l’incitation à connaitre adéquatement et à aimer toutes les choses singulières, à se libérer des passions négatives qui les tirent vers le bas de ce qu’ils peuvent. Elle est enfin l’attestation de l’infini et de l’éternité dont ils sont les expressions (modes) à l’instar de toutes choses.

 

L’homme est ainsi librement capable de toutes les vertus auxquelles François Cheng aspire bien légitimement et dont il croit que « l’absence (imaginaire) d’un gendarme divin le priverait ».  

 

L’éternité des singuliers écarte aussi tout souci pour « un lieu de l’âme des défunts ». L’image même d’un lieu entraine celle d’un temps. Ces images portent à confondre l’éternité avec une durée linéaire infinie. Cette âme en son lieu est dès lors imaginée telle une substance distincte de l’infini, ce qui est derechef contradictoire.

 

La crainte de la mort relève d’une connaissance inadéquate et de l’emprise des passions négatives, en particulier de la passion de soi-même. Le fait de se savoir-être éternel conduit l’homme à vivre (à exister) le mieux qu’il peut.

Le fait même que la seule connaissance adéquate de Dieu et donc le seul amour qu’on peut lui porter est la connaissance et l’amour pour toutes les choses singulières parmi lesquelles l’on vit, écarte tout risque d’indifférence pour les affres et les souffrances qui les accablent.

 

12 avril 2018 –

La Grande Librairie

 

François Busnel reçoit Pierre Arditi, Michel Onfray, Régis Jauffret, Nathalie Heinich et John Le Carré.

Comme le plus souvent, un entretien riche et passionnant, merveilleusement modéré par François Busnel !

Un des premiers échanges évoque la question de la vérité. Il y a unanimité sur l’importance de la rechercher. On perçoit pourtant que si sa visée est impérieuse pour tous, chacun l’entend « aller de soi » à sa manière.

Ce qui m’incite à m’expliquer sur la quasi-absence du mot dans « Liberté », sinon pour récuser les vérités uniques. Dans le texte, j’ai voulu en éviter l’usage polysémique du mot — pourtant, souvent légitime —, afin d’écarter toutes notions de définitif, d’absolu et donc d’unique. J’ai pris comme convention de choisir d’autres mots selon ce que l’on veut qualifier ou non de vérité, de vrai.

Pour les sentiments, les émotions, les élans de l’âme…, ils sont qualifiés d’authentiques ou non, pour dire s’ils sont vrais ou non. Pour les connaissances liées à l’expérience sensible, elles seront pertinentes ou non, pour les connaissances rationnelles, elles sont adéquates ou non (au sens spinozien), selon le degré d’une connaissance appréhendant les rapports intrinsèques et extrinsèques qui composent les choses et les font exister pour un temps dans la chaine interminable de la causalité, rapports expérimentés et vérifiés dans l’empirie (adéquat dans un temps global). Exact ou inexact vaut aussi quand le calcul accompagne ou exprime la connaissance. Enfin, lorsqu’il s’agit d’évidences intuitives, elles sont réelles au sens où elles sont les expressions du réel. C’est alors une connaissance apodictique, c’est-à-dire nécessaire en plus que de fait.

Une telle connaissance est limitée pour toute intelligence finie. Elle ne connait du réel ou de la nature infinie (Deus seu Natura de Spinoza) que des choses singulières et ne peut se développer qu’en connaissant davantage de choses singulières. Au-delà, aucun savoir discursif ne peut être développé, aucun logos qui puisse saisir l’infini.

On peut toujours dire, si on le veut vraiment, que cette évidence intuitive est vraie, qu’elle vise la vérité absolue… Mais cette déclaration reste bien apodictique : indubitable, mais indémontrable. Elle a valeur de « mise en route », comme l’écrit Jaspers. De « mise en route », vers un degré antérieur, d’un savoir des choses singulières, c’est-à-dire d’une connaissance adéquate — d’une rigueur scientifique — des choses et non d’une connaissance imaginaire d’un réel infini.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Lundi, 19 février 2018.

 

Paul Danblon, ancien journaliste à la RTBF, est décédé le 8 février à l’âge de 86 ans. Né en 1931, il était le pionnier des journalistes scientifiques de la RTBF. Licencié en chimie, musicien, compositeur et comédien de formation, Paul Danblon était un homme de sciences, de culture, de médias et de partage (source RTBF).

En mémoire émue de brèves rencontres et d’une attention très régulière à ses émissions scientifiques, j’ai voulu réécouter son entretien du 12 novembre 2000 avec Edmond Blattchen, dans l’émission Noms de dieux.

Il se qualifiait de mécréant et « d’agnostique à hypothèse de travail athée ». Il disait n’avoir pas « besoin de transcendance pour vivre ». Il pensait fortement que les concepts d’absolu et de vérité étaient source des grands malheurs de l’homme.

Dans Liberté, je choisis aussi de me qualifier de mécréant, au sens de Montaigne et en forçant un peu sur le µe grec (sous) pour dire que mon niveau de croyance colle toujours à rez d’empirie. Les hypothèses scientifiques sont ainsi des croyances tant qu’elles ne sont pas qualifiées ou disqualifiées par l’expérience. Avant les leçons d’un Spinoza radical, les leçons de Paul Danblon avaient porté.

Je rejette la notion de vérité en ne cherchant que l’adéquation du savoir. Adéquation aux faits. J’exclus ainsi tout recours à l’absolu, toute science absolue, toute science de l’infini. Même si le réel est bien infini, il n’existe (ex-sistere, ≈ se tenir là) pas pour moi, ni comme l’objet d’un savoir possible (un logos) ni comme un personnage auquel me confronter ou qui se confronterait à moi.