Méditations Écosophiques - Extraites

 

Extrait de l’introduction de Méditations écosophiques, un long recueil de réflexions rédigées entre 2004 et 2014, précédées d’un texte autobiographique racontant mon enfance et mon adolescence (le Récit de Hans). Elles éclairent la genèse de Liberté.

 

« Un choix fondamental – conscient ou non – précède toute démarche : il y a, au moins, deux natures ou bien il n’y en a qu’une.

À partir de ce choix, tu boucles nécessairement. Au sortir de l’enfance, tu as d’emblée adopté la stratégie soufflée par ton milieu pour connaitre ce qui t’entoure et trouver la manière de te comporter et de vivre. Ce que tu penses et qui te fait agir dans un sens plutôt que dans l’autre résulte de ce choix, conscient ou inconscient. Au bout du chemin, tu ne trouves jamais que ce qui s’y trouvait au départ.

Un tel choix précède toutes les réponses aux grandes questions de la vie. Dieu et le monde. La nature et l’esprit. La vie et la mort. L’amour et l’intelligence. La morale et la liberté. Le bien et le mal ou le bon et le mauvais...

Chacun répond plus ou moins clairement – ou confusément – à ces différents domaines d’interrogation. Chacun répond ainsi pour lui-même, dans son for intérieur et le plus souvent en adhérant de plus ou moins loin à une réponse collective : religion, système philosophique ou idéologie. Même lorsque la réponse est celle du sceptique, suspensive ou négative. Mais le choix d’une réponse – ou le constat d’ignorance – est à l’avance déterminé par ce biais initial, conscient ou non : y a-t-il deux ou plusieurs natures ou bien n’y en a-t-il qu’une seule ?

Le constat ne s’est pas imposé pas d’emblée. Tu as été éduqué à considérer les différentes réponses comme les résultats de choix raisonnables : ceux de la tradition transmise par tes maitres et tes parents ou ceux venus d’autres traditions.

Certains, croyais-tu, détiennent une part ou tout de la vérité ! Des choix plus ou moins locaux, communautaires ou personnels. Ainsi tu finissais toujours par opposer les différentes religions et les différentes idées. Croyant, athée ou agnostique ; chrétien, juif, musulman ou païen ; religion ou raison ; idéaliste ou réaliste ; moral, immoral ou amoral ; Droite ou Gauche...

Tu te figurais que nécessairement les uns avaient raison et les autres avaient tort. L’une des multiples versions devait bien détenir la vérité ou s’en approcher et les autres s’égarer plus ou moins dans l’erreur.

Même lorsque tu étais plongé dans l’incertitude et que tu n’adhérais plus à aucune version connue de la vérité unique, tu attribuais alors cet état à une faiblesse – personnelle ou collective – de l’intelligence. Tu n’es pas assez intelligent ou savant ! Ou bien la portée de l’esprit humain est limitée ! Mais il doit bien y avoir une vérité ! Même si ton esprit est borné, l’Esprit avec un grand E ne doit pas connaitre de bornes.

Cette croyance de base est-elle pertinente ?

Elle ne peut l’être que si tu crois au départ à l’existence de deux natures. Celle de l’expérience et celle de la raison, radicalement séparées. De là, selon les thèses, ton intelligence – soumise aux perceptions confuses du monde où tu vis, empêtrée qu’elle est dans la gangue des sens – peut ou non connaitre ce que les choses sont vraiment en elles-mêmes.

Il doit bien y avoir un domaine des choses ensoi. Celui des idées, du dieu ou de la raison... Un domaine qui soit immunisé de la confusion des sens. Un domaine de la raison pure. La conclusion boucle directement sur le parti initial. Il faut bien qu’il y ait une raison à toutes choses ; donc la raison précède bien les faits et seule leur apporte une clé de lecture.

Cette croyance est le point de départ :

• de l’aventure philosophique occidentale, qui cherche diversement à définir comment la raison humaine peut accéder – plus ou moins adéquatement – à ce domaine,

• de beaucoup de traditions de sagesse (à l’exception peut-être de certaines formes du bouddhisme et plus nettement de certains aspects de la sagesse classique chinoise),

• des grandes religions du monde qui déclarent que cet accès est prodigué par une révélation divine, transmise dans un livre sacré ou par un intercesseur : roi, prophète, héros, saint ou messie...

• et de toutes les idéologies qui impliquent par définition une rationalité universelle, absolue et antérieure aux faits. En particulier les idéologies du XXe siècle qui multiplient les discours rationnels qui interprètent à priori les faits.

Beaucoup de monde donc qui se pressent au sein de ce parti ! L’alternative est-elle praticable ? Peux-tu sérieusement dire et penser qu’il n’y a qu’une seule nature ? Comme celle qu’évoquait Virgile : « ...répandue dans les veines de l’univers, un esprit en fait mouvoir la masse entière, et sa grandeur se mêle à tout le corps... »

Ce chemin moniste semble aujourd’hui en rupture avec la voie dominante des grandes traditions. Pourtant, il a été parcouru par des penseurs sérieux et de nombreux sages, tant en Orient qu’en Occident. En Grèce, la source remonte aux premiers physiciens qui devisaient de l’unité de la nature. Les Épicuriens, les Empiristes et les Stoïciens ont plus ou moins cheminé ainsi. Certains ont parfois poussé l’approche jusqu’au panthéisme, du moins ce que l’on a, beaucoup plus tard, appelé ainsi dans l’effervescence romantique.

En Occident, lorsque le Christianisme est devenu impérial (le romano christianisme) au quatrième siècle, cette richesse alternative a été enrayée, dévaluée, interdite. Il a fallu attendre la Renaissance pour la revoir cultivée par des randonneurs hors-pistes : Giordano Bruno conduit au bucher en Italie, Montaigne en France se nourrissant des Stoïciens, Spinoza peut-être le seul à n’avoir passé aucun compromis avec la transcendance, Schelling ou Nietzsche au siècle passé et Deleuze aujourd’hui, parmi beaucoup d’autres.

En Orient, la Chine Classique – confucéenne ou taoïste – n’a connu que les voies de l’immanence. Les pensées hindoues (surtout Sankara) et bouddhistes (Nagarjuna) ont clairement affirmé la non dualité de la nature.

Le chemin n’est donc pas vide. Mais il est malaisé à parcourir, malgré l’excellente compagnie. La difficulté initiale n’est pas technique ou savante. Elle tient d’abord à la maitrise effective des sous-entendus qui te guident.

Tu as beau dire ! Les sous-entendus du courant dominant sont si solidement gravés en toi que le plus souvent, tu restes un visiteur étranger un peu perdu sur ces autres chemins. Tu n’en apprécies les guides qu’en fonction de critères d’un dualisme des substances : au moins pensée et étendue.

Ainsi tu restes extrêmement méfiant à l’égard de toute forme de panthéisme. La notion dégage un parfum de sacrilège. En divinisant la nature, tu crains de te diviniser toi-même. La modestie joyeuse de l’état de modalité t’échappe encore. Les figurations dualistes l’occultent parce qu’elles ébauchent en arrière-plan un dieu transcendant, créant ou dont émane la nature. Tu préjuges donc qu’adopter le panthéisme équivaut à prétendre participer à la même nature substantielle que ce dieu-là. Le terme même de panthéisme fausse l’appréhension en personnalisant un concept – trop vide ou trop plein – qui est seulement utile à désigner la nature unique de tous les univers possibles dont tu ne vis que certaines modalités locales.

La perspective est faussée. Tu n’arrives plus à concevoir la nature physique de l’esprit, à accepter l’impossibilité d’un point de vue absolu, à t’incliner devant la complication active du réel, à te comporter autrement que par rapport à des conduites dictées à l’avance... Tu supputes dès lors que le choix alternatif est dangereux et conduit nécessairement à militer en faveur de l’athéisme, du scepticisme et de l’amoralisme. Tu te noies dans l’idéologique. Finalement, tu n’arrives jamais à voir l’immanence autrement que dédoublée et déformée par la lorgnette du dualisme substantiel.

Il te faut en finir avec toutes les théodicées.

Le premier avantage du parti de l’unité tient à sa plus grande parcimonie. En le prenant, tu évites une hypothèse invérifiable qui va t’enfermer dans la boucle inhérente à toute question de vérité et d’erreur. Un test de cette difficulté – celle de sortir de notre parti coutumier – réside précisément dans la croyance profondément ancrée qu’il est possible de décider dans l’absolu lequel des deux partis est le vrai, lequel est le faux. Or pour le décider, il te faudrait avoir déjà préjugé d’une nature dédoublée ou unique.

Comment en sortir ? Comment envisager directement – en évitant cette rupture de nature qui creuse une distance infranchissable entre le savoir et le connu – les conséquences du choix unique, plus parcimonieux ? Comment adopter une manière de raisonner conforme à ce parti ? En particulier, sans hériter des connotations négatives que charrient les notions traditionnelles de matérialisme, naturalisme, empirisme, utilitarisme ou scepticisme ?

Comment aussi vivre ta vie comme un processus plongé dans un environnement où tu navigues entre équilibre et déséquilibre, plutôt que selon la volonté (souveraine) de te conformer à des règles préétablies ? Une manière éthique de vivre plutôt que morale ? Vivre pleinement dans l’immanence sans dépendre d’un saut quelconque au-delà de l’expérience ?

Après de nombreuses tentatives et des années de réflexion, tu as conclu que seule une analyse sérieuse de la genèse de tes partis pris les plus primitifs (comme les temps primitifs de ta grammaire acquise) pouvait te permettre d’explorer cette voie alternative en toute liberté. D’où l’autoanalyse entreprise. Il semble que les molécules qui composent ces partis se forgent au creuset des premières expériences émotionnelles, en cela comprises les expériences préverbales. Les rationalisations qui viennent plus tard guider ta façon de vivre et de penser en découlent et y trouvent la force de l’évidence. Tout s’en retrouve marqué : tes rapports avec autrui, avec la vie et la mort, avec le naturel et l’artificiel...

En particulier, la violence de ces rapports. Elle est exacerbée par la rupture entre pensée et vie, et du coup tu en acceptes les effets avec le fatalisme du raisonnable. Le terrible lien entre une raison portée à l’absolu et la violence elle-même échappe encore. C’est là toute ta thèse et l’explication de ta tentative.

Le Récit de Hans et les commentaires qui le prolongent recherchent les partis pris depuis ta tendre enfance. L’étape préliminaire de la tentative analytique ; il faut bien un analysant !

L’affaire peut-elle se résumer ainsi ? Le récit peut se raconter – et se lire – d’une volée. L’histoire tient debout ; aujourd’hui surtout, avec tout le recul d’un long bavardage interprétatif. Plus d’un demi-siècle d’affabulation !

Tu hésites cependant. Quoique que l’on retire du récit, une sorte de justification ressort toujours en boucle incessante. Ce sera bien, mal ou très mal ! Il faudra y condescendre avec un zeste d’admiration, d’amour-propre sauvé ou au contraire encourir le blâme et souffrir la faute, s’excuser, expier... Tu ne sors jamais des mécanismes d’une société qui joue avec ton amour-propre, à coups de justification et de répression. Bien ou mal, ce parti-là t’a été imposé comme un monolithe. Ne sera-t-il donc jamais mis en analyse, mis en pièces ?

Pourquoi d’ailleurs le serait-il ? Il faut bien partir de quelque part. De ce quelque part qui initie le discours et la lecture. Initie la fabulation ! Il reste peut-être illusoire d’expliquer ce point de départ par un discours. Il joue métaphoriquement le rôle d’un axiome. Ou du commencement d’une mythologie personnelle. Moi Je ! Enfin, pas si personnelle que cela, tant elle est plongée dans l’Histoire ! Peu importe d’ailleurs, pourvu que commence la narration de l’aventure et qu’elle puisse se poursuivre. Oublie l’arbitraire de l’amorce : « Au commencement était le verbe... ». Une amorce aux antipodes de celle de Confucius qui ne veut point parler parce que « le Ciel ne parle pas ».

Tu cherches alors à revenir à l’expérience préverbale. N’y a-t-il rien-là qui puisse expliquer les partis adoptés un peu plus tard, lorsque tu as commencé à te raconter des histoires ou à interpréter celles qu’on te racontait ? Comment rompre les enveloppes successives du récit pour retrouver à l’intérieur les pièces d’une petite machine balbutiante, cahotante ? Comprendre comment elle s’est agencée, comment elle a initialement fonctionné ?

Les partis pris ne s’expliquent pas plus que les axiomes ne se démontrent ; tu es d’accord là-dessus ! Mais au-delà de l’expression, avant toute représentation, toute interprétation, cela se produit déjà à travers les sens, dans leurs flux mélangés. Des perceptions immédiates, des sensations directes, des émotions pures, des échanges interpersonnels vivants – tactiles, visuels, gustatifs, proprioceptifs. Rien d’intentionnel encore, mais le moteur tourne déjà.

Y a-t-il eu, par exemple, expérience de soi et de la mort, avant que le soi verbalise et que la mort se dise ? La mort de ton père a-t-elle orienté tes options futures ? Comment aujourd’hui la décrire sans boucler vers une nouvelle version gigogne, cette fois inventée de toutes pièces, puisqu’elle a été vécue sans avoir été exprimée ? Une fois amorcé, le discours intérieur envahit toutes les dimensions. Il devient fractal. Tu ne peux plus que l’analyser ainsi, par sauts d’échelle dans le fractionnaire.

L’expérience dont tu veux te remémorer fut vécue avant toute expression verbale. Elle s’est produite avant d’avoir été dite. Elle fut vécue immédiatement à grands coups de sensations, de perceptions, d’émotions...

Comment procéder ? Surtout comment éviter d’imaginer exister à nouveau, par le seul langage, dans ce monde passé ? Donc de tout médiatiser, comme l’on dit aujourd’hui ? De créer de toutes pièces une version distante, plus ou moins aseptisée ? De prendre trop vite du champ par rapport au vécu ?

Peux-tu revivre ces souvenirs sentis, mais non-dits, sans te raconter d’histoire ? Revivre ces évènements libres, énergétiques et positifs, sans t’empêtrer dans des codes, sans passer par la négation du langage ? Si c’est cela, ce n’est pas cela ! – Ce que tu crois, ce que tu penses...

Pour décrire, il faut des mots. Se peut-il que cela puisse se décrire avec des mots images, des mots odeurs, des mots sensations, des mots animaux ? Tu sens, tu as senti que, tu t’es senti devenir... Écrire comme parfois le réussit Henri Miller ? Réussir « la percée schizo vers plus de réalité », qu’évoque Guattari ? Trouver « cette émotion qui rend à l’esprit le son bouleversant de la matière » telle que la décrit Artaud ?

Écrire en poète dans cette langue qui te parle depuis le réel, qui en sourd et en atteste ; qui ne représente rien, mais rend présent ?

Langue directe, immédiate du ça qui parle ; sa dictée traverse le poète, elle l’inverbe, comme les Arabes disent du Coran qu’il est inverbé !

Le poète, le seul locuteur humain qui ne soit pas un mythomane. Hélas, tu n’es pas assez poète et beaucoup trop mythomane ! Alors un carnet d’analyse, à l’instar de ce livre inouï – Mille Plateaux – « sans objet, ni de sujet, ...fait de matières diversement formées, de dates et de vitesses très différentes... » dans lequel tu ne seras plus toi-même, où tu reconnaitras tous les tiens, où tu seras à la fois aidé, aspiré, multiplié ?

 

Des questions peut-être sans réponses ? Mais il reste une intuition forte. Trouver le sens de soi en se dénuant de soi, en se retournant vers les pièces de sa production – en éclatant le bill of material, comme disent les industriels anglo-saxons. À regarder les éléments du puzzle, les molécules de la chose – à analyser ça –, le soi redevient ce qu’il est : un simple opérateur imaginaire. On n’arrive « pas au point où l’on ne dit plus je, mais au point où ça n’a plus aucune importance de dire ou de ne pas dire je. » [1] 

Un opérateur, c’est-à-dire un symbole caractérisant la nature d'une opération. Des éléments physiques – les machines motrices, sensorielles, émotives, cognitives, subjectivantes... – sont ainsi représentés par des opérateurs mis en scène dans le miroir de l’imagination.

Au sommet de la pyramide, une instance symbolique se confronte théâtralement à d’autres symboles. Ça se passe réellement en deçà !

L’ennui est que l’analysant n’en est pas pour autant débarrassé de lui-même ! Il faut bien être là pour prétendre se dénuer de soi et le dire. Donc il s’agit de rester respectueux des faits en évitant simplement de se laisser obnubiler par l’opérateur dans le miroir.

Éviter le fanatisme de la version unique à distance des faits ! Surtout éviter le fanatisme avec lequel, à la fin de ton adolescence, tu t’es précipité vers la spéculation rationnelle, trahissant ainsi ta vraie détresse. Comme les malades de Socrate, étais-tu à ce point « en péril », n'avais-tu donc pas « d'autre choix que de sombrer ou de te faire raisonnable jusqu'à l'absurde ? » Était-ce à ce point de rigueur, était-ce ton ultime recours, comme pour les Grecs évoqués par Nietzsche dans le Crépuscule des Idoles ?

Trêve de précautions, il faut bien finir par te jeter à l’eau ! Reste de savoir quelle nage adopter ? Les textes s’écartent radicalement de la biographie conçue comme l’histoire d’un personnage, de l’essai savant envisagé comme exposition d’une vision du monde particulière et d’un rapport d’analyse destiné à mettre à jour les raisons d’une façon d’être à la lumière d’une clé quelconque d’interprétation.

Ils saisissent des fragments de vie. Chacun reflète un vagabondage rétrospectif à travers ton histoire consciente, tes multiples personnages produits dans les flux de la vie concrète, affective, sociale, culturelle, politique et naturelle.

Les flux prennent autant d’importance que les personnages. Le sujet véritable doit peu à peu émerger de la coextensivité des personnages divers, des flux sociaux et naturels et des lignes structurantes.

Ces fragments – des relations, des réflexions, des méditations, des bouts d’essais à la manière de Montaigne – peuvent-ils à la fin se combiner comme les cubes de construction des premiers jeux de l’enfance et permettre au lecteur de machiner n’importe quoi avant que d’abattre les formes produites pour recommencer ? Si ça l’amuse ?

Tu le souhaites, pourvu que les constructions ne soient ni trop systématiques, ni trop rigides. L’important pour toi – et tout autant pour d’éventuels lecteurs – est de percevoir les évènements et les rencontres d’une vie, comme le passé d’un devenir et d’accéder à travers sa remémoration au plus près du réel vécu. Tenter de percer les couches d’affabulation bavarde jusqu’à toucher la vie en direct.

En ce lieu où rien ne se pense et tout s’accomplit, tel celui qu’évoque Annie Ernaux dans La Honte. Ou alors s’affairer à polir des lentilles, à la manière de Spinoza. Sans grande illusion d’y parvenir ! Pourtant, un jour peut-être, un peu par hasard, la lentille sera parfaite ; « et ce jour-là [tu percevras...] clairement la stupéfiante, l’extraordinaire beauté du monde... » (Henri Miller).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] Milles Plateaux – page 9

 

Le travail qui a précédé Liberté forme quatre recueils ou tomes sous le titre général de Méditations écosophiques (non publiés). 

 Le texte commence par le récit de l’enfance et l’adolescence de Hans (un pseudo !), prolongé par des introspections à la recherche des partis pris forgés depuis la tendre enfance. L’étape préliminaire d’une tentative analytique ; il faut bien décrire l’analysant ! 

 Suit un extrait de la préface du premier recueil :

"L'affaire peut-elle se résumer ainsi ? Le récit peut se raconter —  et se lire  d'une volée. L'histoire tient debout ; aujourd'hui surtout, avec tout le recul d'un long bavardage interprétatif. Plus d'un demi-siècle d'affabbulation !

Tu hésites cependant. Quoique que l’on retire de ce récit, une sorte de justification ressort toujours en boucle incessante. Ce sera bien, mal ou très mal ! Il faudra y condescendre avec un zeste d’admiration, d’amour-propre sauvé ou au contraire encourir le blâme et souffrir la faute, s’excuser, expier... Tu ne sors jamais des mécanismes d’une société qui joue avec ton amour-propre, à coups de justification et de répression. Bien ou mal, ce parti-là t’a été imposé comme un monolithe. Jamais ne sera-t-il donc mis en analyse, mis en pièces ?

Pourquoi d’ailleurs le serait-il ? Il faut bien partir de quelque part. De ce quelque part qui initie le discours et la lecture. Initie la fabulation ! Il reste peut-être illusoire d’expliquer ce point de départ par un discours. Il joue métaphoriquement le rôle d’un axiome. Ou du commencement d’une mythologie personnelle. Moi Je ! Enfin, pas si personnelle que cela, tant elle est plongée dans l’Histoire ! Peu importe d’ailleurs, pourvu que commence la narration de l’aventure et qu’elle puisse se poursuivre. Oublié l’arbitraire de l’amorce : « Au commencement était le verbe... » Cette amorce occidentale est aux antipodes de celle de Confucius qui ne veut point parler parce que « le Ciel ne parle pas ».

Tu cherches à revenir à l’expérience préverbale. N’y a-t-il rien-là qui puisse expliquer les partis adoptés un peu plus tard, lorsque tu as commencé à te raconter des histoires ou à interpréter celles qu’on te racontait ? Comment rompre les enveloppes successives du récit pour retrouver à l’intérieur les pièces d’une petite machine balbutiante, cahotante ? Comprendre comment elle s’est agencée et a initialement fonctionné ?

Les partis pris ne s’expliquent pas plus que les axiomes ne se démontrent ; tu es d’accord là-dessus ! Mais au-delà de l’expression, avant toute représentation, toute interprétation, cela se produit déjà à travers les sens, dans leurs flux mélangés. Des perceptions immédiates, des sensations directes, des émotions pures, des communications interpersonnelles vivantes — tactiles, visuelles, gustatives, proprioceptives. Rien d’intentionnel encore, mais le moteur tourne déjà.

Y a-t-il eu, par exemple, expérience de soi et de la mort, avant que le soi verbalise et que la mort se dise ? La mort de ton père a-t-elle orienté tes options futures ? Comment aujourd’hui la décrire sans boucler vers une nouvelle version gigogne, cette fois inventée de toutes pièces, puisqu’elle a été vécue sans laisser de souvenirs ? Une fois amorcé, le discours intérieur envahit toutes les dimensions. Il devient fractal. Tu ne peux plus que l’analyser ainsi, par sauts d’échelle dans le fractionnaire. […]

Comment procéder ? Surtout comment éviter d’imaginer exister à nouveau, par le seul langage, dans ce monde passé ? Donc de tout médiatiser, comme l’on dit aujourd’hui ? De créer de toutes pièces une version distante, plus ou moins aseptisée ? De prendre trop vite du champ par rapport au vécu ?

Peux-tu revivre ces souvenirs sentis, mais non-dits, sans te raconter d’histoire ? Revivre ces évènements libres, énergétiques et positifs, sans t’empêtrer dans des codes, sans passer par la négation du langage ? Si c’est cela, ce n’est pas cela ! — Ce que tu crois, ce que tu penses...

Pour décrire, il faut des mots. Se peut-il que cela puisse se décrire avec des mots images, des mots odeurs, des mots sensations, des mots animaux ? Tu sens, tu as senti que, tu t’es senti devenir... Écrire comme parfois le réussit Henri Miller ? Réussir « la percée schizo vers plus de réalité », qu’évoque Guattari ? Trouver « cette émotion qui rend à l’esprit le son bouleversant de la matière » telle que la décrit Artaud ?

Écrire en poète dans cette langue qui te parle depuis le réel, qui en sourd et en atteste ; qui ne représente rien, mais rend présent ?

Langue directe, immédiate du ça qui parle ; sa dictée traverse le poète, elle l’inverbe, comme les Arabes disent du Coran qu’il est inverbé !

Le poète, le seul locuteur humain qui ne soit presque pas un mythomane. Hélas, tu n’es pas assez poète et beaucoup trop mythomane ! Alors un carnet d’analyse, à l’instar de ce livre inouï — Mille Plateaux — « sans objet, ni de sujet... fait de matières diversement formées, de dates et de vitesses très différentes... » dans lequel tu ne seras plus toi-même, où tu reconnaitras tous les tiens, où tu seras à la fois aidé, aspiré, multiplié ?

Des questions peut-être sans réponses ? Mais il reste une intuition forte. Trouver le sens de soi en se dénuant de soi, en se retournant vers les pièces de sa production — en éclatant le bill of material, comme disent les industriels anglo-saxons. Le ça sert à quoi du reverse engineering ? À regarder les éléments du puzzle, les molécules de la chose — à analyser ça —, le soi redevient ce qu’il est : un simple opérateur imaginaire. On n’arrive « pas au point où l’on ne dit plus je, mais au point où ça n’a plus aucune importance de dire ou de ne pas dire je. » (Deleuze-Guattari — Milles Plateaux — page 9).

Un opérateur, c’est-à-dire un symbole caractérisant la nature d’une opération. Des éléments physiques — les machines motrices, sensorielles, émotives, cognitives, subjectivantes... — sont ainsi représentés par des opérateurs mis en scène dans le miroir de l’imagination.

Au sommet de la pyramide, une instance symbolique se confronte théâtralement à d’autres symboles. Ça se passe réellement en deçà !

L’ennui est que l’analysant n’en est pas pour autant débarrassé de lui-même ! Il faut bien être là pour prétendre se dénuer de soi et le dire. Donc il s’agit de rester respectueux des faits en évitant simplement de se laisser obnubiler par l’opérateur dans le miroir.

Éviter le fanatisme de la version unique à distance des faits ! Surtout éviter le fanatisme avec lequel, à la fin de ton adolescence, tu t’es précipité vers la spéculation rationnelle, trahissant ainsi ta vraie détresse. Comme les malades de Socrate, étais-tu à ce point « en péril », n’avais-tu donc pas « d’autre choix que de sombrer ou de te faire raisonnable jusqu’à l’absurde ? » Était-ce à ce point de rigueur, était-ce ton ultime recours, comme pour les Grecs évoqués par Nietzsche dans le Crépuscule des Idoles ?

Trêve de précautions, il faut bien finir par te jeter à l’eau ! Reste de savoir quelle nage adopter ? Les textes s’écartent radicalement de la biographie conçue comme l’histoire d’un personnage, de l’essai savant envisagé comme exposition d’une vision du monde particulière et d’un rapport d’analyse destiné à mettre à jour les raisons d’une façon d’être à la lumière d’une clé quelconque d’interprétation.

Ils saisissent des fragments de vie. Chacun reflète un vagabondage rétrospectif à travers ton histoire consciente, tes multiples personnages produits dans les flux de la vie concrète, affective, sociale, culturelle, politique et naturelle.

Les flux prennent autant d’importance que les personnages. Le sujet véritable doit peu à peu émerger de la coextensivité des personnages divers, des flux sociaux et naturels et des lignes structurantes.

Ces fragments — des relations, des réflexions, des méditations, des bouts d’essais à la manière de Montaigne — peuvent-ils à la fin se combiner comme les cubes de construction des premiers jeux de l’enfance et permettre au lecteur de machiner n’importe quoi avant que d’abattre les formes produites pour recommencer ? Si ça l’amuse ?

Tu le souhaites, pourvu que les constructions ne soient ni trop systématiques, ni trop rigides. L’important pour toi — et tout autant pour d’éventuels lecteurs — est de percevoir les évènements et les rencontres d’une vie, comme le passé d’un devenir et d’accéder à travers sa remémoration au plus près du réel vécu. Tenter de percer les couches d’affabulation bavarde jusqu’à toucher la vie en direct.

En ce lieu où rien ne se pense et tout s’accomplit, tel celui qu’évoque Annie Ernaux dans La Honte. Ou alors, s’affairer à polir des lentilles, à la manière de Spinoza. Sans grande illusion d’y parvenir ! Pourtant, un jour peut-être, un peu par hasard, la lentille sera parfaite ; « et ce jour-là [tu percevras...] clairement la stupéfiante, l’extraordinaire beauté du monde... » (Henri Miller)".